Nicole Caligaris : déplacer le regard


« Le 11 juin 1981, mon camarade d’université Issei Sagawa, né à Kobe, au Japon, le 26 avril 1949, étudiant de trente-deux ans, a commis un meurtre suivi d’actes cannibales sur notre camarade hollandaise de vingt-trois ans, Renée Hartevelt, qu’il avait invitée dans son appartement du 10 rue Erlanger, Paris XVIè, lui demandant d’enregistrer en allemand la lecture d’un poème de l’auteur expressionniste Johannes Becher.
J’ai vécu la proximité de l’événement. Le texte qui suit est une empreinte, laissée sur ses marges par cet acte, et une tentative d’en affronter l’opacité. »


Trente ans, il aura fallu trente ans pour que Nicole Caligaris « affronte l’opacité » du crime, revienne sur ce fait divers sanglant. Non pas pour mener une enquête mais pour « redescendre par le conduit serré vers ce point de mon passé où j’ai pu travailler d’une même main la littérature et la mort… ».

Pour construire son texte, Nicole Caligaris se refuse à interpréter l’acte et la personnalité d’Ogawa. Le crime est scandaleux, dégoûtant, répulsif. Comment un être humain que l’on côtoie, avec qui on partage l’amour de la littérature, comment cet être humain a-t-il pu, non seulement en tuer un autre, mais utiliser son corps comme nourriture ?

Insupportable.

Alors que faire quand on est écrivain ? Détourner les yeux (ce qu’a fait Caligaris pendant trente ans) ou déplacer le regard et replonger au cœur de sa jeunesse, revenir sur ces années 70 et 80 qui ont été déterminantes dans la décision d’écrire, peut-être sans le savoir.

Tous mes livres, dit-elle, « sont l’expression de la turbulence, des tensions entre des forces qui ne s’accordent pas ». Avec celui-ci, l’écrivain dit admettre la trace du chaos dans son texte. Entre passé et présent, entre souvenirs et considérations sur la littérature, elle avance par à-coups et laisse le livre la conduire.

Elle se souvient non seulement de la jeune fille qu’elle a été, de cette étudiante provinciale vivant à Pigalle au milieu des prostituées (pages superbes), mais aussi de l’enfant « fille peut-être, intégrale, sans trou au milieu, sale des genoux à la tignasse, impossible à mettre en jupe, arrogante, dressée par la furie, par la gaucherie d’un corps bébé, indésirable, sans pouvoir sur personne… ».

Le corps est très présent dans le livre. Entre vie et mort.

Celui de Renée Hartevelt, tuée, découpée, mangée, photographiée à toutes les étapes du débitage par Issei Sagawa « avec le souci que son acte fasse l’objet du souvenir, que sa représentation soit conservée, qu’au-delà du moment il persiste, sous la forme de traces soigneusement construites ».

Celui de l’auteure, qui dessine l’autoportrait de la fille qu’elle a été au tournant des années 70 et 80. En redescendant jusqu’à elle, Caligaris dénonce tout ce qui la ramène à son sexe, qui fait des femmes des proies ou des matrices.
C’est le refus de cette condition-là qu’elle écrit avec force. Notamment quand elle décrit ses règles, qu’elle se souvient de la honte du sang, des maux de ventre, des odeurs mais aussi du fait que « tous les vingt huit jours pile s’écoule la possibilité de la vie qu’entretenait à mon insu mon ventre ».

A la fin du livre, sans fin, Nicole Caligaris a ajouté un dernier chapitre, « Les lettres d’Issei Sagawa ». Huit lettres écrites depuis la prison de la Santé entre le 28 août 1981 et le 25 septembre 1982. L’auteure les avait gardées… oubliées... perdues… dans un coin de sa bibliothèque. Elles ont été à l’origine du livre. Elles parlent de Renée, du quotidien de la prison, mais surtout de littérature japonaise dont Sagawa était un fin connaisseur.
On devine, à travers les échanges pour lesquels il manque l’autre partie, les lettres écrites par Nicole Caligaris, ce que pouvaient partager ces deux étudiants en littérature.

Dans les dernières pages du livre, elle écrit :
« Le fait divers fascine, il franchit, par surprise, la limite de l’homme civilisé. A l’intérieur même de la civilisation il en fait céder brutalement le bâti et cette chute est du même ordre que ce qui se produit en littérature quand les œuvres vont fouiller au profond de l’homme. Je n’ai pas considéré Issei Sagawa comme un monstre, je ne l’ai pas non plus considéré avec sympathie. Je me suis gardée de l’interpréter, je me suis attachée à maintenir son inaccessibilité, sa particularité d’être que l’on ne s’approprie pas, ni par voie de diagnostic, ni par projection mentale, ni pour en faire le siège d’une fascination. Mais, que je le veuille ou non, par l’intermédiaire de ses lettres je suis entrée dans son intimité. »

Le paradis entre les jambes - Nicole Caligaris (Verticales – janvier 2013)

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